Avril 2019 – Hiroshima
À la suite de nos deux projections du film La bombe et nous de Xavier-Marie Bonnot, sur la dissuasion nucléaire, à La Flèche (le 29 janvier 2018) et au Mans (le 7 avril 2018) [1] en solo et des deux suivantes avec le Collectif en marche pour la Paix, à nouveau au Mans (le 4 juin 2019) puis à Mamers (le 5 juin 2019) [2] et à quelques jours de la commémoration du soixante-quatorzième feu meurtrier sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki (les 6 et 9 août 1945), nous vous proposons une « carte postale » que nous ont adressé deux de nos sympathisants à leur retour du Japon (en avril de cette année).
Paris – Tokyo / Avril 2019
Partis pour un itinéraire touristique au Japon, nous avons traversé le pays du nord au sud en empruntant les transports en commun les plus usités par les Japonais. Hormis une façon de voyager des plus pratiques, nous pouvons ainsi côtoyer les Japonais dans leurs déplacements quotidiens : ateliers, bureaux, commerces, repas, plus encore que dans les complexes hôteliers et autres résidences de tourisme.
Les grandes villes japonaises que nous traversons et visitons sont très impressionnantes : centres d’affaires immenses reliés par des galeries futuristes, des centaines de petits commerces en sous-sol des gares, des hôtels de toutes tailles et des quartiers anciens très typiques… mais aussi des quartiers de logements individuels très européanisés, avec garages, jardinets proprets et entretenus.
Nos déplacements ne nous emmèneront pas dans les quartiers populaires, où les problèmes de logement sont prégnants et rendent la vie des Japonais compliquée.
C’est la vie du touriste : mis à part nos escapades individuelles où l’on peut s’échapper du circuit prévu, on imagine les visites des Japonais à Paris : peu d’entre-eux doivent aller au bout des lignes du RER et autres trains de banlieue.
Les villes sont bondées : les métropoles traversées attirent en leur centre urbain des milliers de travailleurs qui vivent dans les banlieues. Tokyo, par exemple, concentre 25 % des habitants du Japon qui, chaque jour, viennent travailler régulièrement ou occasionnellement. D’où un système de transports « empilé » où les voies de tramway sont au-dessus d’une ligne de TGV, qui circule elle-même au-dessus des voies de deux ou trois trains de banlieue, et au sous-sol enfin le métro…
Les gares sont un lieu de vie extrêmement dense : des centaines de commerces en surface (plusieurs étages) et en sous-sol sur de nombreux niveaux. Seule la légendaire organisation japonaise — et sa discipline, voire sa rigidité — permet une fluidité aux heures de pointe dans ces carrefours populaires…
Shibuya : le plus grand carrefour en terme de densité humaine du monde (nous vous conseillons de voir les vidéos en ligne).
Promenade bucolique à Hiroshima…
Au quatrième jour de notre voyage, après Tokyo, nous gagnons une nouvelle étape par le TGV (800 km en trois heures) : Hiroshima. Évidemment que l’on connaît et que l’on sait tout d’Hiroshima !
La ville est ensoleillée, belle, verdoyante, les rivières envoient des éclairs de lumière, les parcs sont nombreux. Les habitants semblent moins pressés qu’à Tokyo. Un peu d’air dans cette ville, il doit y faire bon vivre ! Mais ville commerçante et industrieuse : les usines Mazda, entre autres, sont implantées à Hiroshima.
Pourtant, notre visite de la ville va prendre soudain une autre tournure. Nos pas nous emmènent vers une ruine de béton, le Dôme de Genbaku. Et tandis que le guide nous décrit l’origine de ce bâtiment (hall d’exposition de la Chambre de commerce locale), nous prenons la mesure de l’endroit. Nous sommes en plein épicentre de la bombe, sur le pont, justement, qui enjambe les deux rivières qui s’écoulent à nos pieds. Le parc qui entoure le Dôme est fermé de hautes grilles et nous pouvons en faire le tour. À cet endroit précis, l’émotion nous prend : très clairement, il est difficile d’imaginer la situation en ce 6 août 1945 : ce matin-là, la ville est calme, malgré la guerre ; les habitants se préparent à une dure journée, sans doute, car ils viennent de se cacher au passage d’avions météo qui, pensent-ils, continuent leur route, et l’alerte passée repartent à leurs occupations dans une ville en guerre.
Les photos prises à cette époque montrent une ville ouvrière, agricole : des attelages de chevaux dans les rues, de nombreux bateaux et leurs bateliers naviguent sur ces rivières d’un quartier à l’autre et restent un moyen fiable de livraison et d’échanges de marchandises en cette période d’approvisionnement difficile.
En quelques secondes, ce matin du 6 août, le quartier où nous déambulons a littéralement explosé, brûlé, été rasé, et le souffle destructeur s’est étendu sur des hectares environnants.
Le récit éclairant de John Hersey : Hiroshima, lundi 6 août 1945, 8 h 15
Bizarrement, c’est à la lecture du livre de John Hersey que nous mesurons plus la situation, après coup, maintenant que nous connaissons le quartier.
En août 1946, un an après le bombardement d’Hiroshima, le reporter John Hersey s’est rendu dans la ville martyre afin d’interviewer six hibakusha, nom donné aux survivants du chaos : un prêtre jésuite, une veuve brodeuse, deux médecins, un diacre et une jeune employée d’usine. Publié en intégralité dans The New Yorker le 31 août 1946, l’article connaît un immense retentissement au sein de la population américaine qui prend conscience de l’horreur vécue par l’ennemi japonais, et qui met le doute à la version officielle américaine de la nécessité des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. Ce récit magistral retrace les instants qui précédèrent et suivirent l’explosion de la bombe à l’uranium (plutonium à Nagasaki, trois jours plus tard), évoquant sa dimension politique et philosophique à travers six expériences entrecroisées. On lit les habitants qui ont tenté d’échapper au rayonnement en se jetant dans la rivière, déjà brûlés à en mourir et emportés par les tsunamis successifs qui remontaient de la mer. Des corps accrochés aux piliers du pont qui perdaient la vie en peu de temps et ceux qui mettront plusieurs heures à mourir dans d’horribles souffrances, la peau en lambeaux, réclamant à boire aux survivants. Survivants qui, par miracle abrités au moment de l’explosion, devaient choisir à qui ils devaient porter secours. En 1985, conscient du devoir de mémoire, John Hersey est retourné sur les lieux et a repris contact avec les victimes. Il a raconté cette ultime rencontre dans un dernier chapitre publié la même année.
John Hersey : Hiroshima, lundi 6 août 1945, 8 h 15
Le long des grilles du Dôme, une petite équipe de militants japonais nous interpelle : elle propose la signature d’une pétition pour la paix dans le monde, que nous signons bien entendu, après quelques échanges en anglais. Mais bizarrement, nous sommes les seuls de notre petit groupe de touristes à signer… Il reste du chemin pour convaincre !
Le mémorial en soi reste aussi un lieu très émouvant, bien sûr : des objets du quotidien déformés par la chaleur : des bouteilles, des outils, un tricycle d’enfant. Et n’oublions pas la maquette de la bombe, ses plans, ses cotes, son principe de mise à feu… et des photos de techniciens ! Sans être a priori très visuelle, cette partie du mémorial est glaçante au plus haut point. L’humanité perd le pas sur la technique et la science… Les démonstrations techniques, mécaniques, rationnelles expliquent beaucoup de choses. Comment des « scientifiques », des hommes formés et de haut niveau de compétence en recherches diverses peuvent-ils consacrer leur vie et leur énergie à de telles conceptions de bombes destructrices ?
Vis après vis, boulon après boulon, soudure après soudure, connexion après connexion, sans oublier une peinture de finition… C’est sans doute ainsi qu’est né ce besoin irréversible de tester la bombe grandeur nature, même si tous savaient que le Japon était de toute façon exsangue et bientôt à genoux ! Ont-ils applaudi à la réussite de leur « exploit technique » comme leurs collègues de la Nasa lors d’envois de satellites au but parfois discutable ?
Comment imaginer que ces hommes n’aient pas pensé au but ultime de leur science, à la mort de milliers de personnes, y compris des enfants du même âge que les leurs ? Peut-être que non… Chacun dans son secteur écrit, dessine, trace, sûr du bien-fondé de son emploi ! Et si l’humanité des sentiments les avait gagnés à ce stade, que serait-il advenu du projet ?
Qu’en seraient-ils des grenades (dont celles fabriquées en Sarthe), bombes et missiles d’aujourd’hui, fruits d’études et de recherches de scientifiques très diplômés et sans aucun doute fiers d’eux ?
Un autre point de la visite nous porte vers une reconstitution visuelle et très parlante sur une maquette de la ville lors de l’explosion et de son rayonnement qui nous a beaucoup marqués : le système d’éclairage démontre le rayonnement de la bombe, sa rapidité et son implacable efficacité. Les photos sont terribles, car prises juste après l’explosion.
Les grues en papier de Sadako Sasaki
Puis, dans le parc qui jouxte le mémorial, nous découvrons le monument de la Paix des enfants, qui est dédié à Sadako Sasaki [3] et les milliers d’enfants victimes du bombardement.
Réalisé par les artistes Kazuo Kikuchi et Kiyoshi Ikebe, le monument a été construit en utilisant l’argent provenant d’une campagne de collecte de fonds menée par les écoliers japonais dont les camarades de classe de Sadako, avec la principale statue intitulée « L’enfant Bombe A » qui a été dévoilée le 5 mai 1958 (le jour des enfants au Japon). Sadako est immortalisée tout en haut du monument, où elle tient dans ses mains une grue, oiseau symbolique pour cette ville.
Des milliers de grues en papier du monde entier sont déposées quotidiennement autour du monument, car selon une ancienne tradition japonaise, celui qui plie un millier de grues peut voir son souhait exaucé. Ces origamis servent de symbole aux enfants qui les réalisent et à ceux qui visitent le monument, signifiant leur souhait d’un monde sans guerre nucléaire ; car Sadako est morte à la suite d’une leucémie induite par les irradiations, avant qu’elle-même n’ait pu faire mille grues en papier.
Cet endroit est très émouvant. Et notre guide nous confirmera que chaque enfant japonais fait un voyage obligatoire dans sa scolarité à Hiroshima et Nagasaki. Lui-même est venu déposer à cet endroit une grue de papier dans son enfance. Plus tard, au cours du voyage, il nous en fabriquera en origami dans des notes de restaurant ou des reçus de cartes bancaires !
On ne sort pas indemne de ce lieu de souvenir et de recueillement. Mais curieusement, les Japonais ont une manière plutôt intérieure et symbolique de la commémoration de ce crime ! Par exemple, un seul bâtiment en ruine est conservé. Le parc est grand, bien sûr, dirait-on à la taille du souvenir, mais c’est aussi un parc…
Peu de place au souvenir et au passé
Mais les Japonais restent forts discrets au final : pas de mise en scène ostentatoire, pas de misérabilisme, des faits historiques, une présentation pédagogique : on est loin de nos représentations historiques occidentales et françaises.
La manière de commémorer cette période est bien différente en Europe : les camps de concentration en Allemagne, en Pologne et en France sont sauvegardés, entretenus. Le village d’Oradour-sur-Glane est entièrement sanctuarisé. Les plages du débarquement sont des monuments de sable, virtuels et instables au possible mais sont des monuments dont on entretient les restes du débarquement à grand frais parfois.
Les Japonais ont-ils la faculté de tirer un trait plus vite, plus radicalement sur l’Histoire, sur le passé, sur une défaite militaire horrible ? Avons-nous, a contrario, en Europe, en France, besoin du rappel de notre histoire pour construire l’histoire de nos enfants ?
C’est un autre sujet bien sûr ! Mais un point historique nous est commun : c’est la facilité de s’envoyer des bombes, d’un pays à l’autre, voire dans le même pays, d’un bout à l’autre du monde, comme si l‘histoire n’avait servi à rien, en préparant stratégiquement des tensions vers un autre peuple, préalable à la justification de guerres à venir, où les peuples de toute manière paieront le prix fort ! Les tensions et les propos guerriers entre les EU et l’Iran en sont en ce moment une nouvelle preuve.
G. et Ph. Roussel
Les Sarthois·es l’ignorent, mais ces armes atomiques traversent aussi notre département. Le Mans se trouve sur le parcours routier et ferroviaire de missiles qui transitent de Valduc, près de Dijon, où ils sont conçus, montés, améliorés, réparés, pour être acheminés à l’Île-Longue, en face de Brest, et inversement.
Un grand rassemblement pour l’abolition des armes nucléaires et la reconversion du site de Valduc est prévu cet été, du 6 au 9 août 2019, à Dijon. Il est organisé par un collectif d’associations qui souhaite sensibiliser l’opinion publique à la nécessité de désarmement nucléaire. Les objectifs et le programme de ces quatre journées sont là : ▶.
[1] Sur notre site, à La Flèche, le 29 janvier 2018, c’est ici : ▶ et au Mans, le 7 avril 2018, c’est là : ▶.
[2] Aussi sur notre site, mais ici, les deux soirées sont traitées ensemble, c’est là : ▶.
[3] Nous avons évoqué la légende de Sadako Sasaki à deux reprises sur ce site. Une fois, par le biais du travail théâtral de Céline Loison, professeure des écoles à Neuville, et de Didier Lastère, du Théâtre de l’Éphémère, avec le cours de CM1 de la commune pour l’interprétation d’une pièce intitulée Les mille oiseaux de Sadako, c’est ici : ▶. La seconde, avec l’atelier Cocottes conduit par Xavier Lango et Madeleine Chapron, avec les enfants de l’accueil M’Loisirs de Sargé-lès-le-Mans, en juillet 2014, c’est là : ▶. Nous avons aussi évoqué les six monumentales sculptures (L’Espoir, Le Courage, L’Avenir, La Joie, La Tolérance et La Construction) de l’artiste Louis Derbré, d’Ernée (53), élevées depuis 1997 dans le parc-cimetière d’Oasa du Mémorial pour la Paix d’Hiroshima, c’est encore là : ▶.
Crédit photos : G. et Ph. Roussel.