26 avril 1986 – 2023 – Tchernobyl (partout)
C’est le second volet de ce retour sur l’impossible. L’impossible, l’impensable, l’invraisemblable explosion d’une centrale nucléaire a eu lieu le 26 avril 1986, à Tchernobyl, en Ukraine (ce qui ne retient en rien l’occupant Russe — 38 ans après — de jouer avec les allumettes à Zaporijia [6 réacteurs nucléaires] !). Nous avions publié le premier, des trois volets prévus, en avril 2023. C’est ici : ▶.
Par Laurent Froidevaux
Jean de La Fontaine revisité :
Un mal qui répand la terreur,
Mal que l’Homme en sa fureur
Inventa pour assouvir sa soif de puissance.
Le nucléaire [puisqu’il faut l’appeler par son nom],
Capable de détruire en un jour toute la Terre,
Faisait à tous les hommes la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
Quelques histoires des effets de la radioactivité suite à l’accident de Tchernobyl… histoire de prendre conscience de l’épée de Damoclès qui est toujours au-dessus de nos têtes.
1. — Des dégâts très loin de chez nous… 2000 km à vol d’oiseau
Les ouvrières d’une usine de laine
Une histoire révélée par Kate Brown [1]. Cette scientifique a découvert, en 2015, dans des archives de Kiev, jamais consultées et couvertes de poussière, qu’un groupe de 298 travailleurs d’une usine de laine située à Tchernihiv, distante de 80 km de Tchernobyl, avait adressé à Kiev une pétition revendiquant le statut de « liquidateur » à l’instar de tous ces militaires réquisitionnés pour « nettoyer » le site de Tchernobyl après l’accident. Pourquoi cette revendication étonnante ? Ces travailleurs, en majorité des femmes, n’ont pourtant pas été envoyés sur ce site. Ni une ni deux, en juillet 2016, Kate Brown se rend à Tchernihiv avec son assistante historienne et ukrainienne. Après quelques pérégrinations dans l’usine qui récoltait la laine de toute l’Ukraine, elle demanda à voir la direction qui sollicita la « mémoire » de l’usine, une cheffe d’équipe à la retraite. « Oui, a dit cette dernière, il y a eu quelques petits problèmes, deux hommes qui saignaient du nez et un autre qui avait des nausées. On a appelé Moscou. Une équipe est venue faire des mesures puis est repartie. Alors, on a contrôlé la laine qui venait de la région de Tchernobyl : trop radioactive, elle était éliminée. Après 1987, il n’y a plus eu de laine contaminée. »
Souhaitant voir les chaînes de production, Kate Brown fut confiée à une autre femme, Tamara, qui travaillait là depuis 1986. Alors, loin des oreilles indiscrètes, c’est une toute autre histoire que Kate Brown a entendue. Tamara avait été embauchée là juste après l’obtention, ainsi qu’une de ses amies, de son diplôme de l’Institut de l’industrie légère. Elles étaient donc jeunes. Mais un an plus tard, son amie a eu une leucémie et est morte quelque temps après. En fait, le site a toujours reçu de la laine contaminée qui s’entassait et générait une poussière mortelle. Bref, la scientifique a rencontré aussi, ce jour-là, en juillet 2016, dix femmes qui avaient signé la fameuse pétition. Elles étaient les seules survivantes, toutes les autres étaient mortes, petit à petit, sous leurs yeux. Pour en savoir plus : « Tchernobyl par la preuve » de Kate Brown, p. 128 à 141.
Un village oublié
C’est le village de Velprin, en Biélorussie. 900 habitants. Des mesures de radioactivité ont été faites, le village a été évacué treize ans après l’accident de Tchernobyl puis il a été détruit pour que les habitants ne puissent y revenir. Ce village était situé… à 400 km de la centrale accidentée. On est loin de la zone d’exclusion de 30 km autour de la centrale. « En 1990, sur les 70 enfants qui vivaient à Velprin, seuls 6 ont été déclarés en bonne santé par les médecins locaux. Les autres souffraient tous d’une sorte de maladie chronique... Les organismes des enfants étaient aussi radioactifs que les carcasses de boeufs qui avaient été refusés par la conserverie de Tchechersk, à quelques kilomètres de là. » D’autres villages de cette zone se sont retrouvés également évacués, abandonnés pour toujours. En 2016, Kate Brown a voulu voir. Avec difficulté, elle a retrouvé cette ville vide, détruite et envahie de végétation (« Tchernobyl par la preuve » Kate Brown, p. 413).
2. — Des dégâts très près de chez nous… en France
Le nuage mortifère s’est arrêté à la frontière. Ce fut un gros mensonge d’État, même s’il n’a pas été formulé exactement de cette façon. En réalité, il a bien balayé une vaste partie de notre pays. Les régions de l’est de la France on été les plus arrosées et cela jusqu’en Corse. Mais alors quelles conséquences ?
Alors, deux histoires parmi d’autres.
Les veaux d’une ferme de l’Ain [2]
Dans ce coin du département de l’Ain, en cette fin d’avril 1986 [3], les agriculteurs avaient commencé à faire leur foin. L’un d’entre-eux, Gérard Boinon, n’a pas pu les faire tout de suite car le matériel de la Cuma n’était pas disponible. Et puis il s’est mis à pleuvoir en ce début du mois de mai ; après quelques jours, le beau temps étant revenu, il a pu faire ses foins. Il n’avait absolument pas imaginé que les pluies avaient lessivé un nuage radioactif qui passait par là puisque « les milieux autorisés » [4] avaient certifié que l’accident de Tchernobyl n’avait aucune conséquence en France. Après les foins, les vaches ont pâturé les prairies contaminées tout l’été et une partie de l’automne. L’hiver venu, à l’étable, elles ont dégusté le foin contaminé récolté en mai. Et puis l’année suivante, l’agriculteur a eu l’ahurissante surprise de découvrir que ses vaches avortaient, d’autres eurent des veaux mal formés, cinq pattes, deux têtes, un veau sans aucun poil ni peau, etc. ; en tout, une dizaine d’animaux présentant des malformations alarmantes. Catastrophé, il s’est dit qu’il avait dû faire une grosse bêtise avec la nourriture et n’a rien dit à personne. Ses voisins n’avaient pas eu de tels problèmes.
Quinze ans plus tard, il découvre dans un numéro de Science et Vie un article de la CRIIRAD et une carte de France montrant le parcours du nuage radioactif de Tchernobyl. Prise de conscience brutale, il retrouve la date de ses foins à l’aide des factures du matériel emprunté à la CUMA. Nul doute, il avait fait ses foins après le passage du nuage mortel lessivé par la pluie. Ses voisins avaient fait leurs foins avant le nuage. Le lait de ses vaches a dû être fortement contaminé et des enfants en ont bu. Mais comment faire la relation entre une contamination et la naissance d’un enfant monstre quinze ans plus tard ? Cependant, des médecins avaient constaté une recrudescence de cancer de la thyroïde chez les enfants.
Les champs de cette ferme sont-ils encore contaminés ? Certes, il n’y a plus d’iode 131 (période radioactive : huit jours), mais il y a probablement encore du césium 137 puisque sa période de trente ans n’a entraîné sa disparition que pour un peu plus de moitié.
Les cancers de la thyroïde en France
Communiqué du SCPRI [5] :
Situation, le 4 mai 1986, à 18 heures :
« D’une manière générale, l’élévation passagère de la radioactivité en France n’a atteint qu’une fraction des niveaux annoncés dans certains pays, notamment ceux d’Europe centrale. Et en ce qui concerne le pâturage des animaux et la consommation du lait et des légumes frais, aucune contre-mesure n’est, dans la situation actuelle, envisagée (…) ».
Sur la base de cette analyse du SCPRI en date du 2 mai, les autorités françaises décidèrent de ne prendre aucune des contre-mesures disponibles pour limiter les incorporations de radioactivité.
C’est une de ces déclarations officielles qui a conduit l’association française des malades de la thyroïde, la CRIIRAD et cinquante et un malades de la thyroïde à déposer une plainte contre X.
Objet de la plainte :
Les plaignants sont atteints de cancers et d’autres affections de la thyroïde qu’ils imputent aux retombées sur la France du nuage radioactif propagé en avril 1986 à la suite de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl.
Suite de cette affaire dans « Tchernobyl -3- » à paraître prochainement sur le site de sdn72.org.
Notes
[1] Kate Brown est une historienne et professeure universitaire américaine au MIT, à Boston.
[2] « Le berger des mésanges bleues » par Gérard Boinon, p. 85 à 90, Editions Héraclite.
[3] Pour mémoire, la centrale de Tchernobyl a explosé le 26 avril 1986.
[4] Comme disait Coluche.
[5] « Service central pour la protection contre les rayonnements ionisants » dirigé à cette époque par le professeur Pellerin. Le SCPRI n’existe plus. Ses activités sont exercées actuellement par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN, en voie de fusionner dans l’Autorité de sureté nucléaire).
Illustration : dessin de presse de Troud (tous terrains, mais résidant sarthois), publié avec son aimable autorisation. On l’en remercie. Pour une approche de son travail, c’est là : ▶.