Mercredi 13 novembre 2024 – Changé (au sud-est de Le Mans, Sarthe), salle François-Rabelais.
Cette année, le 33e Festival — Changé d’air — (du 7 au 16 nov. 2024, à Changé donc) avait pour thème la Polynésie « française ». Sagace, la programmation n’a pas fait que reprendre les clichés rebattus des îles du Pacifique : soleil, plage, cocotier, vahinés à fleurs de tiare, ukulele… ni même sa mythique vague estivalo-olympique de Teahupo’o.
Non ! L’équipe du Rabelais a osé le pas de côté deux soirs de suite avec cette proposition infiniment moins consensuelle de la présence militaire française et de ses nombreuses expérimentations de « nos » bombes nucléaires avec le film Pacifiction (le 12 aux Cinéastes) et la conférence de Patrice Bouveret sur lesdits essais sur ces lointains atolls (le 13, au centre culturel F.-Rabelais, plus après-midi dédicaces à la librairie Thuard).
Une conférence intitulée : « Héritage empoisonné » vérité et justice sur les conséquences des essais nucléaires Français en Polynésie.
La Polynésie « française » !
L’intervenant, Patrice Bouveret, notamment directeur de l’Observatoire des armements, (cf. encadré), nous a d’abord rappelé l’immensité de ce territoire morcelé (118 îles regroupées en cinq archipels). Quel que soit son statut : protectorat, colonie, DOM-TOM, Territoire ou Collectivité d’outre-mer, ces « Confettis de l’Empire » (comme les autres) demeurent sous la tutelle de la métropole.
La France y a pratiqué pas moins de 193 explosions nucléaires. Disons-le ! sans aucune concertation et dans une opacité totale comme savaient le taire les autorités politiques et militaires d’alors. Des aériennes (47) et d’autres souterraines (85) dans la couronne récifale et/ou 62 sous le lagon à Mururoa, Fangataufa, Tao). Auparavant, elle avait procédé à 17 tirs (aériens et souterrains confondus, de 1960 à 1966) au Sahara algérien, même au-delà des accords d’Évian sur l’indépendance du 18 mars 1962 (pays qui, d’ailleurs, exige depuis — et actuellement encore — réparation). Total : 210 explosions entre 1960 et 1996 [1]. La cartographe… sarthoise Agnès Stienne [2] a dressé un état de ces innombrables essais (plus de 2400) à travers le monde (aussi les déconvenues de leurs vecteurs, avions, sous-marins…). On vous laisse découvrir son travail (infra) qui est plus qu’une infographie.
Plus de cent cinquante années de colonisation n’ont évidemment pas été sans provoquer des bouleversements fondamentaux pour la population allogène et immigrée. L’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP 1964-1998) sur Hao et les tirs sur les atolls de Moruroa, Fangataufa (archipel des Tuamotu) notamment (mais pas que) va — brutalement — provoqué la redistribution, voire la confiscation du territoire et accélérer des mutations agraires, alimentaires (pêche), agricoles (notamment le coprah), aquacole, sociales, immobilières, démographiques, culturelles et évidemment économiques (accentuant les dépendances vis-à-vis de la métropole) et décupler les inégalités, la sursexualisation des femmes insulaires, le tourisme, etc.
Vamos a la playa
Aujourd’hui, on imagine aisément les dégâts « collatéraux » radio-induits de ces « essais » avant que le mot ne fasse florès. D’autant qu’ils ont parfois été reconnus comme « ratés » (à l’exemple de la dérive du nuage radioactif suite à l’explosion d’Aldébara avec évacuation du ministre des outre-mer, alors que la population locale, elle, n’en sera pas informée) et que les puissances de ces bombes « expérimentales » aient été démultipliées jusqu’à 173 fois celle d’Hiroshima, au point de reléguer Little boy et Fat man dans la classe des « bombinettes ». Des dégâts sur le vivant : hommes, coraux, végétaux… ; l’atmosphère (des myriades de particules radioactives identifiables y circulent toujours) ; la géologie…
Incolores, inodores… les dommages des radiations sur la santé ne se manifestent souvent que tardivement et évidemment selon les lieux et le temps d’exposition. Bien que documentée (retours « d’expérience » sur Hiroshima et Nagasaki, essais états-uniens…), la population n’a délibérément pas été — ou insuffisamment — informée. Cependant, les effets délétères n’ont pas tardé à se manifester chez les militaires eux mêmes, les personnels civils, la population insulaire des îles et atolls. Toutes sortes de pathologies dont le pouvoir s’est longtemps acharné à en nier l’origine et en limiter la liste.
Obstinées, les associations, mouvements, surtout, et des partis, personnalités, élus… ont pu faire avancer et franchir des étapes politiques importantes (l’Observatoire, Moruroa et Tatou, l’Association des vétérans des essais nucléaire [AVEN], Association 193… et autres pétitionnaires) décrocherons néanmoins tardivement une loi (la loi Morin, en 2010). Complexifiée à souhait pour en limiter les bénéficiaires à qui on n’a jamais délivré de certificat de présence de service, etc. Et surtout… ne pas entacher la sacro-sainte option du nucléaire civil prise sans débat par l’État français. Sur 2017 dossiers déposés en 2017, seuls 1026 on progressivement été validés. Malgré des améliorations, démontrer son droit à y être éligible reste toujours un véritable « parcours du combattant ». Surtout pour les insulaires ! Pourtant, c’est moins l’indemnité que visent les requérants que la reconnaissance du préjudice ! Entre-temps, beaucoup sont décédés ou décèdent encore sans que ne soient pris en compte leur recours.
Centre d’intérêt
Plus d’une soixantaine de personnes se sont intéressées à ce sujet pourtant loin d’être attractif et visiblement anxiogène, notamment chez les vétérans des essais et leur famille. Visiblement, beaucoup de concernés pour avoir « servi » sur ce territoire ultramarin. Des militaires touchés dans leur chair, inquiets pour eux-mêmes mais aussi pour leurs descendants jusqu’à quatre générations, au fonctionnaire témoin qui dépeint et dénonce la corruption systémique. Et encore au désarroi provoqué par les menaces multi répétées venues d’Ur-sie ces trois dernières années.
Échanges
Des sujets adjacents ont également été abordés. Comme par exemple, la reconnaissance et la prise en charge des victimes des autres pays dotés et qui ont eux aussi expérimenté ces armes. Les dangers d’une mauvaise interprétation des informations, signaux et intentions de « l’ennemi » (le sang froid et « l’objection » de Vasili Arkhipov par exemple). Les risques accidentels desdites armes composant les deux forces stratégiques (aériennes et océanique) de la France (via les Rafale basés à terre ou sur porte-avions et les sous-marins nucléaires SNLE) comme vu par ailleurs : collision d’un B 52 chargé de quatre bombes H avec son avion ravitailleur à Palomares (Espagne cf. carte infra), collision entre deux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, l’un britannique, l’autre français, début février 2009 (HMS Vanguard et Le Triomphant). Et beaucoup d’autres ont été identifiés ! L’usage des bombes à uranium appauvri (sans la réaction en chaîne) mais dispersant néanmoins des radionucléides conduisant au syndrome dit de « la guerre du Golfe » (celle de 1990) a aussi été abordé (cf. aussi Agnès Stienne [supra] : Irak : après les feux de la guerre, les cancers, c’est là : ▶). Etc.
De la nécessité d’agir
Bien que la situation internationale ne porte guère à l’optimisme, des éléments positifs se dégagent néanmoins pour peu qu’on s’inscrive dans le temps long. Grâce à des campagnes citoyennes menées au niveau national et/ou international, la possibilité d’obtenir des avancées est actée. La vérité sur les accidents, les contaminations, les déchets « balancés » dans l’océan (mais qui continuent sous d’autres formes à La Hague, Fukushima dans nos cours d’eau…) par exemple, n’a pu être obtenue que grâce à l’expertise apportée par des associations de la société civile. Les traités sur les bombes antipersonnels et celui sur les bombes à sous-munitions participent à la délégitimation (ou délégitimisation), et partant, à la réduction de leurs emploi. Les essais nucléaires son désormais interdits (1996). Le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a été adopté par la communauté internationale à une large majorité à l’ONU en 2017 (la France — comme tous les pays dotés — refusent toujours de le signer). Il est néanmoins entré en vigueur le 7 janvier 2021 et s’impose désormais à tous. Peser pour que la France s’en rapproche et s’y conforme reste de notre entière responsabilité.
À l’international, l’action menée par l’organisation ICAN a été couronnée du prix Nobel de la paix en 2017 pour le susdit TIAN. Dans la même veine, dernièrement, pour ses actions, le prix Nobel de la paix 2024 a été décerné à l’organisation japonaise anti-armes atomiques Nihon Hidankyo qui regroupe des survivants des bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki en 1945.
« Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison » écrivait Albert Camus dans Combat le 8 août 1945, après Hiroshima, avant Nagasaki !
Retrouvez la transmission sonore (improvisée et quasi brute de captage) de cet événement, ci-dessous (merci à D. qui l’a rendue plus audible ) :
Cette soirée était organisée par le centre François-Rabelais de Changé, porteur du festival « Changé d’air », en partenariat avec le collectif sarthois « Pour une terre plus humaine » dans le cadre de « FestiSol » (Festival des Solidarités) en Sarthe et l’ONG changéenne « La Téranga » (présidée par J.-Cl. Leroyer, répartiteur de parole de la soirée). Également invités le groupe « Sortir du Nucléaire 72 » (qui en remercie l’équipe d’animation) et le « Collectif sarthois pour la Paix », qui y ont tenu chacun une table de presse à l’entrée de la salle de conférence et participé au débat.
Notes
[1] En juin 1995 le président Jacques Chirac rompra le moratoire d’un an (plusieurs fois renouvelé) décidé par Mitterrand en 1992, pour une ultime campagne de six essais ayant pour but « de compléter les données scientifiques et techniques pour passer définitivement à la simulation. » Ce « prodige » s’expérimente désormais via le Laser Mégajoule au Centre d’études scientifiques et techniques d’Aquitaine du CEA, au Barp, en Gironde, en totale infraction avec le Traité de non-prolifération (TNP) pourtant ratifié par la France en 1992.
[2] La Mancelle Agnès Stienne est artiste plasticienne, graphiste, installatrice… et cartographe indépendante, mêlant graphisme et poésie. Elle est une « importante contributrice de la plateforme Visionscarto et du Monde Diplomatique, dans les colonnes duquel elle a publié près de 600 cartes. Reconnue pour « son travail de visibilisation des flux de ressources agricoles, industrielles, financières et des tensions associées à travers la cartographie ». Au Mans, on se souvient de ses expositions à EVE et à la galerie l’Éphémère (début 2021) et sa « Géopoétique des villes, géopoétique des champs » à La Fabrique (de fin 2021 au 15 janvier 2022). Elle est l’autrice de « Bouts de bois », éd. La Découverte, coll. « Zones », 2023, version papier : 23 €, version numérique : 16,99 €. Son site est là : ▶.
[3] C’est là : ▶. [4] Ibid, menu publications, 3e item. [5] Ibid, menu publication, 4e item.
[6] ICAN a reçu le prix Nobel de la Paix 2017 pour son rôle déterminant dans l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires par l’ONU le 7 juillet 2017. ICAN France, c’est là : ▶.
Crédit photo : conférencier et répartiteur de parole SdN 72, public Le Rabelais, tables de presse SdN 72. Illustration : Polynésie paradis perdu (inconnu). Ci-dessous, carte d’Agnès Stienne (2013). Coupure de presse du quotidien Le Maine libre, du 18/11/2024.