Le Chant du Monde – anti-nucléaire – de Jean Lurçat (1957-1966)


Depuis 1967 – Musée Jean-Lurçat d’Angers

?Il m’aura fallu Atomes Crochus n° 4, publié à l’occasion du premier congrès du Réseau Sortir du nucléaire (c’est là : ) pour découvrir l’emblématique artiste Jean Lurçat (1892-1966) et son œuvre. Monumentale ! Comme ses tentures ! L’une de ses pièces maîtresses, Le chant du Monde, est exposée à deux pas de chez nous, à Angers, dans un musée qui lui est entièrement dédié [1]. Le peintre cartonnier y « dé-peint » l’horreur nucléaire.

Petite révision pour ne pas faire « tapisserie »

Nous connaissons tous la tapisserie de l’Apocalypse, exposée au château d’Angers, [2] conçue vers 1382 (consultez aussi notre encadré : Aparté sur l’Apocalypse, cf. plus bas). Pour en être plus éloignés, les Sarthois connaissent moins la tapisserie de Bayeux [3]. Mais le carré de prédilection de la tapisserie est évidemment Aubusson (en Creuse, sur des métiers à l’horizontale : de basse lice). Après avoir collaboré avec la manufacture de Beauvais puis celle des Gobelins (sur des métiers à la verticale : de haute lice, idem à la savonnerie de Lodève), Jean Lurçat y a fourbi sa technique avant d’en renouveler le genre et relancer l’activité des liciers (ou lissiers, au choix) dans la moitié du siècle dernier, longtemps après son âge d’or (du Moyen Âge aux Lumières).

Parcours

D’abord peintre muraliste, puis peintre reconnu en Europe et aux États-Unis, il délaissera la peinture à l’huile sur chevalet en 1939 (environ six cents pièces) pour la tapisserie, non sans s’être frotté à quantité d’autres domaines artistiques : poésie, fresque, estampe, vitrail, céramique, décors de théâtre. Il va côtoyer l’effervescente créativité de l’époque, les cubistes, dadaïstes, surréalistes et les singuliers poètes de son temps : Rilke, Apollinaire, Jacob, Aragon, Éluard, Seghers… Une diversité d’approches artistiques qui va influencer, enrichir et parfois s’immiscer dans ses compositions de peintre cartonnier, sa passion définitive (près d’un millier de cartons !) Doté d’une redoutable énergie, il sera aussi conférencier, théoricien, chef de projet, écrivain, directeur de journal…

Originaire du Jura, il habitera longtemps la villa Seurat, [4] conçue comme une cité d’artistes qui regroupait une vingtaine d’ateliers et d’hôtels particuliers construits de 1924 à 1926, dont une demi-douzaine dues à son frère architecte, André Lurçat, pionnier du mouvement moderne. Longtemps, plus tard, il se stabilisera dans le Lot.

Tout l’œuvre de Lurçat est évidemment à considérer dans son ensemble. Alors que ses œuvres sont souvent flamboyantes et diaprées de couleurs chaudes, à l’inverse de celles présentées ci-contre. Nous n’avons retenu ici « que » — sa  mise en ombre — de l’arme atomique. Le hasard veut aussi que 2016 marque le cinquantenaire de sa mort, le 6 janvier 1966. La galerie des Gobelins (Paris 13e) lui a d’ailleurs rendu hommage du 4 mai au 18 septembre 2016 [5]. Un 50e anniversaire célébré, jour pour jour, à sa façon par la Corée du Nord : l’essai d’une bombe à hydrogène thermonucléaire [6] ! Depuis 1966, le musée Jean-Lurçat et de la tapisserie contemporaine d’Angers lui est entièrement dédié. Du 10 juin au 6 novembre 2016, l’ensemble des musées d’Angers lui ont aussi consacré une exposition temporaire intitulée L’Éclat du Monde (visible au musée des Beaux-arts). La ville d’Angers va aussi placer la 18e édition de son festival des arts de la rue (septembre 2016), Les accroche-cœurs, sous le thème de L’Apocalypse !… ou pas.

Sa découverte en 1938 de l’imposante tapisserie du Moyen Âge L’Apocalypse (de Nicolas Bataille et Robert Poinçon, vers 1382), exposée alors à la cathédrale et au palais épiscopal d’Angers, va  provoquer chez lui un « véritable choc esthétique ». Surtout, il y reconnaît des menaces de son temps. Cette vision va réorienter définitivement sa seconde moitié de vie d’artiste. Il en concevra, bien plus tard, une apocalypse des temps modernes, Le Chant du Monde. Un manifeste engagé dénonçant et interpellant le genre humain sur les dangers encourus face à la grande menace de la guerre nucléaire et délivrant, in fine, un message d’espoir, célébré par L’Homme en gloire dans la Paix (cf. plus loin).

Liberté, Jean LurçatTémoin atterré et acteur des deux guerres mondiales, plusieurs fois blessé, il réchappe de la première et sera résistant dans la seconde. Homme de conviction et d’engagement, en 1936, il s’en était allé soutenir les Républicains durant la guerre d’Espagne (trois tableaux : Les Guérilleros, Les Lanceurs de grenades, La Guerre d’Espagne). Plus tard, au nez et à la barbe de l’occupant, les ateliers Goubely d’Aubusson liceront la transcription textile de son carton Liberté (1942-43 cf. photo, ci-contre) qui reprend le fameux poème de Paul Éluard [7]. Alors qu’il a rejoint la Résistance, en juin 1944 parmi le FTPF, les S.S. incendient une partie de son atelier de Lanzac, ses dossiers, cartons (dont Le Jardin des Coqs)… De cette folie guerrière des hommes, il en concevra La naissance du Lansquenet [8] et bien d’autres compositions.

Le Chant du Monde pour les nuls

Le Chant du Monde est une œuvre inachevée d’une longueur cumulée de 79 m (elle devait en faire environ 125) x 4,50 m, d’une surface totale d’environ 500 m2. Lurçat l’avait d’abord titrée La Joie de vivre. Elle est composée de dix tapisseries figurant deux ensembles. Un premier sur la guerre, Hiroshima et l’Apocalypse, traduisant l’angoisse de l’homme et de l’espèce à l’ère atomique, un second conçu comme une ode à la vie et à l’espoir, traduisant la paix et son espérance en des lendemains délivrés de toute barbarie. Illustration avec un propos isolé : « Après l’horreur, j’ai voulu décrire l’homme en accord avec le monde, l’homme et nos raisons de vivre », dira-t-il.

Neuf tapisseries seront tissées de 1957 à 1961, il ne verra cependant pas « la tombée du métier » de la dixième Ornamentos Sagrados, quelques mois après sa mort, au tout début de 1966. Il avait le souhait d’ajouter à cette suite des thèmes sur l’architecture, la musique, la danse et la lumière, l’air et le feu, la chasse et la pêche !

Chronologie (partie pessimiste)

La grande menace, 1957 — 4,40 m x 9 m — Atelier Tabard, Aubusson (1er panneau du Chant du Monde).
L
‘Homme d’Hiroshima, 1957 — 4,37 m x 2,92 m — Atelier Tabard, Aubusson.
Le grand charnier, 1959 — 4,40 m x 7,40 m — Atelier Tabard, Aubusson.
La fin de tout, 1959 — 4,50 m x 2,26 m — Atelier Picaud, Aubusson.

Pour présenter cette suite de quatre panneaux sur la menace extrême, nous reproduisons quatre textes (des citations de l’artiste pour l’essentiel) extraits de la brochure Jean Lurçat Le Chant du Monde — Musées d’Angers. Musée dont nous conseillons vivement la visite (cf. notes).

La grande menace, 1957 — 4,40 m x 9 m — Atelier Tabard, Aubusson (première du panneau du Chant du Monde.

 

jean-lurcat, La Grande Menace

« J’ai commencé par la bombe atomique, parce que le danger atomique, c’est la base, c’est à partir de lui que notre monde s’organise et se définit. La grande menace, c’est la bombe. Sur ma tapisserie, on la voit, à gauche. Elle est lancée par une espèce d’aigle, un animal-vautour qui tombe sur notre planète comme sur une proie. J’ai symbolisé le monde par cette masse ronde sur laquelle on distingue les silhouettes des grandes capitales humaines. Il y a la tour Eiffel — c’est à dire Paris —, il y a les pyramides, des gratte-ciel, des pagodes, etc. Tout cela, c’est notre univers. Et en dessous du globe terrestre, on peut voir une forme conique, une sorte de Vésuve couronné de fumée : c’est la transposition littérale, en somme, de l’expression familière : “ Le monde vit sur un volcan ».

À droite, les deux tiers de la tenture sont occupés par le bateau de la création. C’est l’homme qui est à la barre. Je ne savais pas si j’allais le représenter ainsi, et puis, en réfléchissant, je me suis dit : « L’homme est devenu le maître de la création puisqu’il peut la détruire. » [9]. C’est donc l’homme qui tient le gouvernail. Mais au-dessus de son arche, il y a l’aurochs, la brute, le fauve qui crache et éjacule sur la création et ces jets de sperme sont des retombées atomiques. C’est pourquoi toutes les bêtes et toutes les plantes sont touchées, entamées, lépreuses déjà. J’ai exprimé cette destruction qui gagne sournoisement par des dégradés de couleurs… On voit les formes se modifier, se détruire comme si elles étaient rongées par un mal secret…

Ça, c’est le danger, la menace. Mais il y a l’homme qui dirige l’embarcation et, à côté de l’homme, j’ai mis le chien qui représente pour moi l’amitié, la cordialité.

On ne sait pas ce qui adviendra. Dans le ciel, les premières explosions strient le fond de la tapisserie. Mais au-dessus de l’homme, j’ai placé l’animal que j’introduis presque partout : la chouette de Pallas Athénée, la sagesse qui veille.

jean-lurcat-lhom-dhiroshimaL’Homme d’Hiroshima, 1957 — 4,37 m x 2,92 m — Atelier Tabard, Aubusson.

« Cependant, il y a Hiroshima. La folie s’est manifestée à deux reprises. Hiroshima, Nagasaki… L’homme d’Hiroshima a été brûlé, dépouillé, vidé par la bombe. Mais avec lui, ce sont toutes nos raisons de vivre qui ont été saccagées. C’est pourquoi, autour de mon personnage, comme une pluie de ruines, tombent les fleurs, les livres, la croix, la faucille et le marteau. La bombe n’épargne aucune idéologie, aucun système. Elle anéantit toutes les pensées de l’homme, tout le patrimoine culturel commun. À nouveau, les bibliothèques d’Alexandrie flambent et s’anéantissent. Mais cette fois-ci, c’est un enlisement général… Je ne sais pas si j’ai assez bien montré cet aspect « terrific » du drame. Si je devais recommencer L’homme d’Hiroshima, ça serait encore plus terrible… » 

Le grand charnier, 1959 — 4,40 m x 7,40 m — Atelier Tabard, Aubusson.

Le Grande Menace, Jean-LurçatÀ partir de l’homme, le massacre est collectif. Le grand charnier traduit la mort générale. La bombe a éclaté et son rayonnement s’épanouit de façon concentrique. Le monde n’est plus qu’un cercle squelettique, un peu écrasé. Il est symbolisé par l’animal décharné qui le surmonte. C’est un bouc dévoré, rongé par le mal… et toute la tapisserie est organisée comme une ronde, comme une danse macabre. Pour moi, la mort, c’est la ronde, ce tourbillon. C’est cette idée qui m’a suggéré l’économie de la composition. Mais ce n’est pas une ronde harmonieuse. Elle est heurtée, brisée par des contrepoints — ce que j’appelle des contre-chants, c’est à dire que je lance une direction et puis, brusquement, il y a rupture. C’est une de mes préoccupations actuelles : je lutte contre la symétrie. J’ai besoin de créer ces ruptures. On pourrait dire que, mot à mot, c’est pour moi une manière d’éviter de tourner en rond.

En tout cas, Le grand charnier me semble la tenture la meilleure de toutes. Celle qui exprime le plus justement ce que je voulais faire. C’est la chose la plus vraie. N’oublions pas qu’à vingt ans, j’étais en tranchée au Mortomme, près de Verdun !

La fin de tout, 1959 — 4,50 m x 2,26 m — Atelier Picaud, Aubusson.

La Fin de Tout, Jean-LurçatMaintenant, tout a disparu. C’est un stade à peine imaginable. Il n’y a plus de soleil, plus d’astres, plus de poissons, plus d’oiseaux, plus d’hommes. C’est la grande nuit, le grand vide, l’éternel silence. C’est tellement inconcevable qu’il m’a fallu cette dernière plante, dans le bas, à droite. Une plante brisée, qui va mourir, qui est déjà morte. Mais quelque chose, tout de même. Une tige foudroyée et des cendres. Maintenant, c’est fini. C’est la fin de tout…

J’ai d’abord songé à faire un fond entièrement noir. Mais il y avait un manque. Ç’a n’allait pas. Il fallait expliquer. Or, la bombe, qu’est-ce que c’est ? C’est d’abord la dispersion dans l’espace des cendres, des germes de mort. Ces germes devaient apparaître et c’est pourquoi j’ai eu l’idée de cette neige. Or, voilà qu’en la faisant, j’ai compris qu’elle représentait aussi une nécessité esthétique. Les germes, les flocons blancs meublaient la surface, équilibraient l’ensemble. Il y avait là à la fois nécessité de contenu et nécessité formelle. Bien entendu, ce n’est jamais tout à fait un hasard que la nécessité technique correspond à la nécessité de la chose à dire…

Ces quatre panneaux, c’est le premier mouvement.. Éluard a écrit un jour : « Je veux savoir d’où je pars pour conserver tant d’espoir… » Eh bien, c’est ça ! Nous partons d’ici. Nous partons de cette horrible menace. Je me demande parfois si mes quatre panneaux ont assez de puissance de persuasion. La fin de tout, par exemple… Ça n’a que 2,26 m. Il faudrait cette neige empoisonnée pendant 10 mètres. Il faudrait que le drame soit presque insupportable et qu’il s’étale sur 100 mètres. Les gens ne pourraient pas aller jusqu’au bout. Ils foutraient le camp. Ça devrait leur donner une telle panique qu’ils ne pourraient pas tenir le coup. Mais finalement, je préfère développer le côté de la vie, le côté de la ferveur. Seulement, tout de même, si cette bondieu de bombe tombait, le monde paierait un tribut épouvantable. On reculerait de plusieurs milliers d’années. Il faut que les gens le sachent !

À la suite de ces quatre panneaux d’une force extrême, Jean Lurçat va prolonger son Chant du Monde par un hommage à la joie de vivre (cf. ci-dessus).

Chronologie (partie optimiste)

L’Homme en gloire dans la Paix, 1958 — 4,37 m x 13,16 m — Atelier Tabard, Aubusson.
L’Eau et le Feu, 1958 — 4,40 m x 5,90 m — Atelier Goubely, Aubusson.
Champagne, 1959 — 4,40 m x 7,02 m — Atelier Tabard, Aubusson.
La conquête de l’Espace, 1960 — 4,40 m x 10,35 m — Atelier Tabard, Aubusson.
La Poésie, 1961 — 4,40 m x 10,40 m — Atelier Tabard, Aubusson (9e et dernier panneau tissé de son vivant).
Ornomentos Sagrados (Ornements sacrés), 1966 — 4,40 m x 10,50 m — Atelier Tabard, Aubusson (10e panneau, de sept lés, terminé plusieurs mois après sa mort).

Même au risque d’être long, concluons sur sa volonté humaniste indéfectible, d’énoncer et de dénoncer la « terrific » chose qui le classerait, aujourd’hui, parmi les artistes lanceurs d’alerte : « Ma thèse est, et je crois que c’est la thèse de tous les hommes sensés, de tous les hommes dignes : si la bombe éclate, est précipitée par je ne sais quel abominable hasard ou quelle abominable imprudence ou folie sur le monde, le monde va à sa destruction. Le règne animal, le règne végétal, les civilisations, tout ça est en l’air, et il n’y a pas de doute que tout homme qui a un peu de conscience et un peu d’honnêteté et un peu de sens moral doit s’insurger contre cette menace. » Jean Lurçat.

Les composition de Lurçat ne se décryptent pas d’emblée. Elles convoquent une redondante iconographie ésotérique, voire biblique (bien qu’athée), habitées de motifs sur le cosmos, de créatures hybrides, d’un bestiaire hétéroclite, de végétaux et parfois d’incises de poèmes, toujours à forte charge poétique et métaphorique. Très présent sur le terrain et proche des liciers, il va néanmoins passablement modifier leur techniques et savoir-faire. Retour au tissage robuste à large point du XIVe siècle (chaîne et laines plus épaisses), réduction du nuancier des laines à quarante-cinq teintes, cartons aux couleurs numérotées…

La fin de rien, le début de tout ?

Avec le succès et la popularité, États, institutions et grands commanditaires vont lui réclamer des œuvres majeures. Ses tapisseries ont habillé ou décorent encore de nombreux lieux officiels convenus, des ambassades, instituts, chambres consulaires, palais des congrès, église (Assy), le Vatican, hôtels, cave.

Acmée de son œuvre, Le Chant du Monde a aussi été présenté au Japon, au « City Muséum of Contemporain Art » d’Hiroshima, du 17 décembre 1998 au 21 mars 1999, et au « Museum of Modern Art » de Gunma, du 3 avril au 19 mai 1999. Dans un échange de courrier avec Simone Lurçat pour la préparation de l’exposition, le maire d’Hiroshima d’alors, Takashi Hiraoka, lui écrivait : « Il me semble que le message du Chant du Monde, son avertissement concernant les armes nucléaires, son éloge de la vie et son espoir pour l’avenir, correspond tout à fait au souhait des habitants d’Hiroshima en faveur de l’abolition des armes nucléaires et la réalisation d’une paix mondiale durable. »

Lurçat sera élu membre de l’Académie des beaux-arts en 1964. Sur son épée d’académicien, il fera graver : « C’est l’aube d’un temps nouveau où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme. » L’éternel voyageur meurt subitement à peine deux ans plus tard (début 1966), à Saint-Paul-de-Vence. Sur sa tombe, aux Tours-Saint-Laurent (Lot), un soleil d’un graphisme à sa patte, gravé dans la pierre et la susdite épitaphe — réduite — ouverte aux conjectures de chacun : « C’est l’aube. »

Au milieu des années soixante, l’énergie nucléaire est encore à vocation essentiellement militaire et bénéficie d’une confiance immodérée dans sa maîtrise. Décédé avant les grands plans de programmation du tout-nucléaire et sa bardée de réacteurs, nous ne dirons rien de l’appréciation qu’il aurait pu avoir de la filière nucléaire civile. Merci de nous renseigner sur cet angle ! Cette citation énigmatique : « Cet homme du XXe siècle, cet homme que nous sommes, à peine remis d’un drame affreux, cet homme vient de découvrir une source d’énergie, un moyen de conquête ou d’exploitation des richesses naturelles qui est énorme. C’est une arme géante. Si cet homme du XXe siècle, revenant à ses erreurs, à ses ivrogneries passées, veut utiliser cette force, cette énergie dans des buts guerriers, donc dans des buts grossiers et se dirigeant contre sa dignité, eh bien, ce monde que nous vivons est perdu ; définitivement perdu. C’est ce que je tente d’expliquer dans ces quatre grandes tapisseries : La grande menace, Le grand charnier, L’Homme d’Hiroshima, La fin de tout. Si le mal l’emporte, ne nous faisons pas d’illusions, nous voilà tous irrémédiablement condamnés et justement damnés. » (…) « Si, par contre, cette énergie, cette arme, nous la dominons, si nous l’humanisons, si nous l’habillons de dignité, alors s’ouvre pour l’homme du XXe siècle et pour sa descendance et pour sa gloire dans l’histoire, une ère exceptionnelle d’harmonie et de cordialité. C’est ce que j’ai tenté d’exprimer dans cette première tenture murale : L’Homme en gloire dans la Paix et ce que je vais exprimer dans les dix tentures qui vont suivre et qui verront le jour dans les quatre ou cinq années prochaines » nous renseignerait-elle sur cet angle ?

Difficile de se prononcer. Lurçat avait aussi sa part métaphorique, aucun critique ne s’est d’ailleurs risqué à décrypter son étrange Ornomentos Sagrados sur lequel il n’avait rien dit ! Son ancrage indéfectible dans la gauche communiste, jusqu’à la dernière heure, nous renseignerait-il plus ? Le PC, héritier de Frédéric Joliot-Curie [10], cosignataire de l’Appel de Stockholm, est depuis toujours un chaud partisan du nucléaire civil [11].

En 1966, Simone Lurçat, lègue Le Chant du Monde (œuvre que se disputaient plusieurs villes) à la ville d’Angers, pour faire écho à la Tenture de l’Apocalypse.

« L’Homo sapiens n’est rien d’autre qu’un alchimiste imbécile » (Jean Lurçat). Un demi-siècle plus tard, le propos est toujours aussi pertinent ! Il nous revient d’en renverser l’augure avant que la « grande nuit » nucléaire (supra) nous éteigne tous.


L’Apocalypse

lapocalypse-le-3e-angeAparté sur l’Apocalypse. Certains esprits ont voulu décrypter au chapitre  VIII : 10-11, du texte de L’Apocalypse de saint Jean, une métaphore contemporaine de la catastrophe de Tchernobyl, pour y être annoncé que, je cite : « Le troisième ange sonna de la trompette. Et il tomba du ciel une grande étoile ardente comme un flambeau ; et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe ; et le tiers des eaux fut changé en absinthe, et beaucoup d’hommes moururent par les eaux parce qu’elles étaient devenues amères. » Or, le nom Tchernobyl vient du nom ukrainien de la plante au gout amer : l’absynthe… On comprendra le rapprochement, l’explosion de la centrale ayant gravement irradié terre, air et eau pour des lustres. Proies de l’Hubris (démesure, orgueil… considéré comme un crime dans la Grèce antique), les nucléocrates nous ont associé, malgré nous, à ce pacte avec le diable.


Le centre culturel de la ville de Saint-Lô (où le CAN-Ouest s’est réuni une quinzaine de fois pour concocter le rassemblement de Flamanville des 1er et 2 octobre 2016, c’est là : ), porte le nom de Jean Lurçat. On y trouve trois de ses tapisseries, dont l’Hallali, qui représente la mise à mort de la France par l’Allemagne nazie. Sur cet item, voir également Liberté (inspiré du poème de P. Éluard) à Angers (mais c’est une exposition temporaire).

À visiter aussi l’atelier-musée Jean-Lurçat aux Tours-Saint-Laurent (dont il a été le maire), où il a habité et travaillé jusqu’à la fin de ses jours et où il repose. Une forteresse du XIe siècle qu’il avait achetée en 1945 et qui domine les remparts de la ville de Saint-Céré, dans le Lot.

Voir également quelques tentures au mas viticole de Saint-Vicens (Perpignan) où, paradoxalement, il a plutôt exercé la céramique.

L’Allemagne a aussi deux musées Jean-Lurçat, à Eppelborn et le Kunstverein « Talstasse » de Halle.


[1] L’hôpital Saint-Jean, remarquable ensemble architectural du XIIe siècle, abrite depuis 1968 Le Chant du Monde de Jean Lurçat (1957-1966). À voir également (in situ, du 10 juin au 22 janvier 2017) en écho avec Le Chant du Monde l’installation de la britannique Claire Morgan intitulée : Plenty More Fish in the Sea.

[2] C’est une représentation de l’Apocalypse de Jean (mot qui signifiait « révélation » à l’époque), réalisée à la fin du XIVe siècle (bas Moyen Âge), sur commande du duc Louis 1er d’Anjou. Seuls, 104 m des 140 m d’origine sont aujourd’hui présentés dans une très longue galerie, située au cœur du château d’Angers, dans le musée de la Tapisserie de l’Apocalypse. Elle est composée de six pièces de 21 mètres de long, contenant quatorze tableaux chacune. Elle est soumise, jusqu’en décembre 2016, à un check-up complet sur son état de conservation. Le commanditaire de cette broderie serait Odon, le demi-frère de Guillaume le Conquérant, évêque de Bayeux, sur une inspiration de l’épouse du duc, la reine Mathilde.

[3] En fait, une broderie du XIe siècle dite Tapisserie de la reine Mathilde ou encore Telle du Conquest (pour « Toile de la Conquête », exposée au centre Guillaume-le-Conquérant de Bayeux. Elle décrit des faits allant de la conquête normande de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant (aussi « le Bâtard » II de Normandie et Ier d’Angleterre) de 1064 à 1066, dénouement de la bataille d’Hastings. Piquée entre 1066 et 1082, elle est constituée de neuf panneaux assemblés d’une longueur d’environ 68,30 m et large de 0,50 m. Elle est inscrite depuis 2007 au registre Mémoire du Monde par l’UNESCO.

[4] Maison-atelier, 101 rue de la Tombe-Issoire et impasse Seurat, dans le 14e arr. de Paris (actuellement en travaux).

[5] L’exposition avait pour titre : « Jean Lurçat, au seul bruit du soleil ». La première, aumMusée national d’art moderne de Paris, remonte à 1958.

[6] Et un cinquième le 9 septembre (le plus puissant à ce jour, l’équivalent d’un séisme de magnitude 5,3). La rupture avec la folie humaine n’est pas encore pour demain !

[7] Liberté ! Sur mes cahiers d’écolier […] Et par le pouvoir d’un mot ; Je recommence ma vie ; Je suis né pour te connaître ; Pour te nommer ; Liberté. Poème de Paul Éluard écrit et publié clandestinement en 1942, extrait du recueil Poésie et vérité 42.

[8] Lien de la folie nazie avec celle des lansquenets, mercenaires d’origine germanique qui ont massacré et pillé l’Europe à la fin du Moyen Âge.

[9] Dans les années 2000, Bien profond, un bulletin de liaison des sites opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs, avait retenu cette phrase de Jean Lurçat, comme sous-titre. Parmi lesdits sites, trois autour de la Sarthe, dont un très proche, à Izé (Mayenne), à 10 km de Sillé-le-Guillaume : c’est là :  et la gazette, ici : . Un second à Athis-de-l’Orne (Orne) et un troisième au Bourg-d’Iré (Maine-et-Loire).

[10] F. Joliot-Curie a été haut-commissaire de la fondation du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et à la direction de l’Institut du radium après la mort de sa femme et le « père » de la pile atomique Zoé (Z.O.E).

[11] En 1977, suite au « rapport Kanapa », le PC s’est rallié à la force de dissuasion nucléaire française.


Photos tapisseries : copies d’écran. Dernière(s) demeure(s) de Jean Lurçat, à Saint-Laurent-les-Tours : château, Wikipédia, tombe et tour (désolé), SdN 72.